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Pierre Rabhi
Mots, idées, concepts, personnalités repérés : René Dumont, Rudolf Steiner, Gustave Thibon,

Retour sur « Le système Pierre Rabhi »
«L’enquête de Jean-Baptiste Malet « Le système Pierre Rabhi », publiée en août 2018, a suscité un grand nombre de réactions. L’auteur — qui vient d’être distingué par le prix Albert Londres pour une précédente enquête sur l’industrie de la tomate — revient sur les critiques formulées par M. Rabhi et ses soutiens. Par Jean-Baptiste Malet
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J’ai découvert durant mon enquête que beaucoup de faits, de détails, ou d’exploits prêtés à Pierre Rabhi sont exagérés. Une part de la responsabilité en revient à l’intéressé lui-même, qui, depuis sa jeunesse, n’a cessé de se raconter pour élaborer son propre mythe, celui de « l’enfant du désert né dans une oasis ».
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Face au récit romantique tissé par M. Rabhi et répété par ses amis, j’ai rétabli un certain nombre de faits, que nul jusqu’ici n’a démenti : son « retour à la terre » est celui d’un jeune catholique intransigeant éduqué dans un milieu bourgeois en Algérie française, qui ne supporte ni la violence du monde industriel des années 1960 ni les discours des syndicalistes de l’époque en faveur de la lutte des classes. Il rejoint à cette époque, en Ardèche, des catholiques conservateurs plus âgés que lui et profondément influencés par le ruralisme de Vichy.
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Suite à la parution de l’article, M. Rabhi a affirmé avoir peu connu l’intellectuel maurrassien Gustave Thibon et ne pas s’en être inspiré. Il est contredit sur ce point par la secrétaire de Gustave Thibon, qui m’a affirmé qu’il visitait Thibon comme un disciple visite son maître. « Dès 1962, je suis allé en pèlerinage à Saint-Marcel-d’Ardèche, en tremblant presque », a raconté M. Rabhi à propos de sa première rencontre avec Thibon. Leur relation a duré dans le temps, contrairement à ce qu’il affirme. « Visite de Rabhi », écrit Thibon dans son livre L’Illusion féconde (1995)... En Ardèche, des années 1960 à 1990, chez l’un ou chez l’autre, Rabhi et Thibon se rencontrent à de nombreuses reprises et correspondent. Selon des témoignages recueillis parmi la famille Thibon, Pierre Rabhi aurait même demandé une préface à Gustave Thibon pour l’un de ses livres, ce que Thibon aurait refusé. Quant à l’aide apportée à Simone Weil durant l’occupation, Thibon a affirmé à la télévision en 1989 dans un entretien avec Jacques Chancel : « Je l’ai hébergée [Simone Weil] bien que le caractère juif ne soit pas tout à fait dans mes cordes. » Chancel releva alors le caractère antisémite du propos.
Notons qu’au début des années 1960, alors que Rabhi fréquente Thibon, ce dernier fait l’éloge de Charles Maurras dans L’Action française et milite pour l’Algérie française, deux décennies après que Thibon a été lui-même acclamé par Maurras sous l’occupation. Thibon a également donné une conférence aux Chantiers de la jeunesse intitulée « L’Autorité et le Chef », conférence qui a été republiée depuis, et dont la teneur intellectuelle est conforme à l’esprit de Vichy. Après guerre, il participe aux activités de la Cité catholique de Jean Ousset, une formation d’extrême droite catholique. Dans les années 1990, alors que Rabhi visite toujours Thibon, ce dernier demeure fidèle à ses idées : il est proche de Bernard Antony, ex-député européen du Front national, du temps où ce dernier est le chef de file des catholiques traditionalistes du parti nationaliste.
Contrairement à la caricature qui a pu être faite de mon article, je n’ai pas écrit que Pierre Rabhi avait adopté toutes les idées de ses compagnons ardéchois. Je me suis contenté d’esquisser la généalogie intellectuelle de son ruralisme conservateur, selon lequel, aujourd’hui encore, comme il me l’a affirmé lors de l’entretien qu’il m’a accordé, l’héritage des Lumières serait « un obscurantisme moderne ».
Deux confrères, Marie-Monique Robin et Fabrice Nicolino, ont signé sur leurs sites Internet respectifs des billets en défense de leur ami. Ni l’une ni l’autre ne conteste les faits rapportés dans l’article, mais leur interprétation. Libre à Robin de défendre « l’efficacité de la “bouse de corne” » dans l’agriculture biodynamique inventée par Rudolf Steiner — une pseudo-science agricole

Il me semble toutefois que beaucoup de journalistes professionnels manquent à leur devoir en laissant M. Rabhi formuler certaines allégations qu’ils ne prennent pas le temps de vérifier. Il en va ainsi de son qualificatif de « poète » — Pierre Rabhi n’a jamais publié d’ouvrage de poésie —, ou de ce titre dont il s’est affublé, dans son tract pour l’élection présidentielle de 2002, d’« expert » des questions agricoles. M. Rabhi a bien reçu un prix du ministère de l’agriculture pour son récit L’Offrande au crépuscule, mais ce dernier s’avère être un texte littéraire et non un ouvrage scientifique.
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… Pierre Rabhi prêche des valeurs de désintéressement à l’égard de la chose matérielle, alors même qu’il ne reverse pas ses revenus aux associations qui promeuvent ses idées, et qu’il ne rémunère pas sur ses fonds son assistante personnelle.
… M. Rabhi gagne bien sa vie — ce dont on ne peut que se réjouir —, mais il prêche simultanément la sobriété à des précaires, des retraités modestes, des salariés, des étudiants et des chômeurs, ainsi qu’à près de quatre mille « colibris » qui versent mensuellement 5 à 10 euros par mois alors que M. Rabhi, lui, ne reverse pas ses revenus aux associations. Avant que mon enquête soit publiée, il n’hésitait pas à jouer devant les caméras de France 2 l’ascète inspiré, en affirmant dormir à même le sol, sur des nattes. J’ai, il me semble, pointé une incohérence.
... réécrire l’histoire. Le Dumont de 1986, qui condamne l’approche de M. Rabhi, n’est plus le Dumont scientiste des années 1950. Il lutte alors activement contre le capitalisme, le productivisme, le gaspillage, l’industrialisation du monde, et en faveur du tiers-monde. Neuf ans auparavant, Affirmer que René Dumont « ne jurait que par les engrais chimiques dont il disait qu’ils étaient la clé du progrès agricole »Le Monde diplomatique faisait la recension de son ouvrage Seule une écologie socialiste… (Robert Laffont, 1977) : « L’écologie socialiste est bien davantage que l’idyllique souci des arbres, des rivières et des petits oiseaux : il s’agit de “réinventer toute notre civilisation”. Quoi de plus véritablement révolutionnaire que cette redistribution et cette économie — au sens fort — des ressources universelles ? », y lisait-on (juillet 1977). Dumont jugeait nécessaire de réduire la place de l’industrie chimique dans l’agriculture, mais savait qu’aucune transition agricole n’aboutirait sans une critique structurelle du capitalisme. Dumont ne dissociait pas la question sociale de la question écologiste.
« En France, explique-t-il dans son ouvrage Un monde intolérable. Le libéralisme en question (Seuil, 1988), des marchés biologiques permettent d’écouler fruits et légumes, miel, œufs et volailles ainsi produits, à des prix un peu plus élevés. Car, dans l’ensemble, ces fermes biologiques ont du mal à obtenir des coûts de production comparables à ceux de l’agriculture “moderne”, que nous préférons appeler gaspilleuse. Les consommateurs riches des pays développés acceptent cette surprime sans protester, estimant, à juste titre, que le produit est de qualité supérieure. Nous avons vu autour d’Apt en Vaucluse, comme dans la vallée d’Aspe en Pyrénées, des paysans “biologiques” vivant chichement, en milieu naturel très pauvre, marginal. Certes, ils survivaient, mais en se privant. (…) Certains puristes de l’agriculture biologique s’insurgent sans nuances contre les engrais chimiques, etc., de la “révolution verte”, sans comprendre qu’elle permet de nourrir en Asie des dizaines de millions d’habitants en plus ! La meilleure solution est celle des Chinois, qui utilisent toujours, associées aux engrais — dont la consommation chez eux augmente rapidement — toutes les fumures organiques possibles. »
Dumont, né en 1904, a combattu inlassablement la faim dans le monde qui a fait des dizaines de millions de morts au XIXe et au XXe siècle — en Irlande à partir de 1845, en Chine à partir de 1928, au Bengale à partir de 1943, au Biafra à partir de 1967, en Éthiopie à partir de 1984, pour ne citer que quelques-unes des famines les plus meurtrières. Pourfendeur de l’agriculture « gaspilleuse », Dumont, en 1986, ne considère pas que les engrais sont « la clé du progrès agricole ». C’est tout le contraire : il les critique et souhaite leur dépassement, mais pas au prix de l’exploitation des travailleurs ni à celui de la faim.
Quand Dumont rencontre Rabhi, en 1986 au Burkina Faso, l’agronome a toujours en mémoire les épisodes de famines en Haute-Volta. S’il considère nécessaire la critique des engrais, il n’est pas dogmatique. Sa priorité demeure la souveraineté alimentaire du tiers-monde, et notamment celle du Burkina Faso. Lorsque Dumont découvre les « enseignements agricoles » de Pierre Rabhi à Gorom-Gorom, non seulement l’agronome réalise que le paysan français enseigne des pratiques ésotériques, comme le calendrier lunaire de la biodynamie Steiner, à des paysans burkinabés, mais il découvre aussi qu’il n’a aucune compétence agronomique. « Malgré sa bonne volonté, [Pierre Rabhi] manquait de connaissances économiques et agronomiques, notamment sur l’utilisation optimale des composts, écrit-il dans Un monde intolérable. Selon lui, leur coût de production était nul ; il sous-estimait le travail nécessaire, et même les problèmes de transport, essentiels en la matière. Comme, de surcroît, il avait adopté une attitude discutable à l’égard des Africains, nous avons été amenés à dire ce que nous en pensions, tant à la direction du Point Mulhouse qu’aux autorités du Burkina Faso. L’écologie est une discipline scientifique : n’allons pas la discréditer, lui enlever sa valeur, sa rigueur, en conseillant des techniques qui n’auraient pas été mises au point dans les conditions locales. Toutes les expériences faites en milieu tempéré ne valent à peu près rien sous climat tropical. »
« Le personnage était très autoritaire », explique M. Rabhi à propos de René Dumont, qui fut candidat écologiste à l’élection présidentielle de 1974 et soutint les combats féministes et anti-autoritaires durant sa campagne. Nombre de ses anciens élèves se souviennent d’un enseignant qui, à la différence de ses collègues, était le contraire d’un « professeur à l’ancienne », figé et autoritaire. Sa pédagogie s’attachait justement à permettre une remise en cause de son propre enseignement par les étudiants, à la condition que ce soit de manière argumentée, sur des bases rationnelles et scientifiques.
Pour conclure, cette enquête sur le « système Pierre Rabhi » ne constitue pas une attaque personnelle, mais une critique adressée à une forme d’écologie non politique, spiritualiste et individualiste, qui appelle une prise de conscience des personnes mais se garde de mettre cause le système économique. Au cœur de l’industrie culturelle, M. Rabhi a su mobiliser l’imaginaire du paradis perdu et en faire un produit de consommation de masse.»

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